SANTÉ & PRÉVOYANCE
Interview avec Florence LUSTMAN, Présidente de France Assureurs


Interview avec Florence LUSTMAN, Présidente de France Assureurs
Le regard de Florence LUSTMAN sur l’assurance santé et prévoyance : garantir la soutenabilité du système face aux risques émergents et nouvelles opportunités
France Assureurs rassemble les entreprises d’assurance et de réassurance opérant en France, soit 252 sociétés représentants 99% du marché. Acteur clé de l’économie française, le secteur de l’assurance est le premier investisseur institutionnel, avec plus de 2600 milliards d’euros d’actifs, investis à 64% dans l’économie productive. Aujourd’hui, les complémentaires santé jouent un rôle fondamental dans le système de protection sociale, couvrant 96 % de la population.
YCE Partners : Les cotisations en santé et prévoyance ont connu une hausse marquée et continue (chiffres de 2023 : +8 % sur l’assurance santé et près de 10 % pour la prévoyance). Quels sont les principaux facteurs à l’origine de cette évolution ? Cette tendance haussière risque-t-elle de se poursuivre dans les années à venir ?
France Assureurs ne dispose pas d’information sur les tarifs de ses membres, toutefois une augmentation structurelle des prestations réglées est constatée. Cette hausse a été particulièrement significative dans le cadre de la crise du Covid, avec à la fois des phénomènes de rattrapage de soins non réalisés durant le confinement et une aggravation des pathologies, par exemple en dentaire. Alors que nous pensions que cette hausse serait temporaire, nous constatons que le phénomène persiste.
Trois tendances de fond peuvent expliquer cette situation. D’abord le vieillissement de la population qui mécaniquement augmente la consommation de soins. Puis, de plus en plus, la santé est perçue comme un bien de consommation : l’acte médical est banalisé, la carte Vitale devient presque une carte de paiement sans perception du coût réel. Enfin, les problématiques liées à la santé mentale progressent fortement, notamment les troubles psychiques et psycho-sociaux. Outre les frais de soins, ces pathologies induisent une hausse marquée des arrêts de travail, en particulier chez les jeunes, contribuant à une hausse de 24% des prestations de prévoyance versées par les assureurs en 2024.
Enfin, d’importants transferts de charges de l’Assurance maladie vers les complémentaires pèsent sur le risque et donc le tarif. Et lorsqu’ils sont décidés tardivement au regard de l’établissement de la tarification des contrats santé en juin de l’année précédant leur application. Alors les transferts ne seront pris en compte dans les tarifs qu’avec 2 ans de décalage. Ces éléments, cumulés à une absence de marge de manœuvre économique (le secteur de l’assurance santé a enregistré une perte de 200 millions d’euros en 2023) [1], rendent toute maîtrise tarifaire complexe. Il devient impératif de redonner de la lisibilité aux assurés et de renforcer la transparence.
Comment mieux piloter la consommation de santé ?
C’est aujourd’hui l’enjeu central. La soutenabilité du système passe par une consommation plus maîtrisée et plus pertinente des soins. Trois axes majeurs peuvent être actionnés :
1. Lutter contre la fraude qui pénalise l’ensemble de la communauté : malgré une ampleur estimée de près de 1,5milliards d’euros, les moyens de lutte restent insuffisants, notamment car les données qualifiées du secteur de la santé restent peu accessibles aux assureurs ou encore car il n’existe pas de solution pour permettre à l’assureur de bloquer les remboursements du dispositif 100 % Santé en cas de suspicion de fraude.
2. Responsabiliser les assurés dans la préservation de leur capital santé : une prise de conscience globale apparait nécessaire. Nous sommes tous acteurs de notre propre santé. A ce titre, la prévention doit être vue comme une réponse à l’accélération de la consommation de soin. Or, à l’heure actuelle, seules les actions de prévention apportant un bénéfice immédiat aux assurés sont effectivement suivies. Il faut renforcer les incitations, en récompensant les comportements vertueux. Une piste pourrait être de permettre aux complémentaires santé de bonifier les remboursements des assurés s’inscrivant dans un dispositif de prévention labellisé par la Haute Autorité de Santé (HAS).
3. Revoir le périmètre de certaines prestations, à l’image du transport sanitaire qui connait une forte progression [2]. On pourrait d’ailleurs considérer que ces remboursements relèvent davantage du médico-social que de la santé.
La coopération entre assurance maladie obligatoire (AMO) et complémentaire (AMC) est souvent présentée comme un levier pour améliorer la performance du système de santé, notamment dans le cadre de la lutte contre la fraude. Quelle est votre vision des synergies possibles entre ces deux piliers?
Aujourd’hui, il manque un cadre réglementaire clair pour permettre aux assureurs d’accéder à des données de santé anonymisées, avec l’accord des assurés. Pourtant, ces données pourraient révolutionner notre capacité à identifier les risques, personnaliser la prévention et lutter contre la fraude. Les assureurs pourraient jouer un rôle bien plus actif. Bien sûr, cela nécessite une volonté politique forte et des garanties strictes en matière d’éthique, de confidentialité et de sécurité. Le potentiel est énorme, mais il reste sous-exploité.
Face à l’émergence de nouveaux risques, auxquels France Assureurs est sensible — santé mentale, perte d’autonomie — comment les complémentaires santé peuvent-elles être des partenaires stratégiques de l’État ?
Une vision plus partenariale est nécessaire en effet, pour sortir d’une situation où plus de la moitié du déficit public est lié à la protection sociale. Les complémentaires santé peuvent jouer un rôle essentiel dans la structuration des parcours de soins, la fluidification de l’accès, la prévention et la maîtrise financière. Il faut sortir d’une logique d’opposition ou de transfert imposé, et construire une approche concertée, orientée sur les résultats.
Ce partenariat plus rapproché permettrait d’identifier des bonnes pratiques. Je pense notamment aux assisteurs, professionnels de la logistique et fins connaisseurs des différents systèmes de santé dans le monde : pourquoi ne pas capitaliser sur leur savoir-faire pour faciliter les parcours ? Pour les assureurs, l’outil de base est le contrat. A ce titre, la mobilisation des contrats responsables doit être encouragée.
FranceAssureurs se dit favorable à une baisse de la fiscalité pesant sur les contrats de complémentaires santé. Quels sont les arguments que vous mettez en avant pour convaincre les pouvoirs publics ?
La fiscalité actuelle sur les contrats santé peut être qualifiée de confiscatoire. Les contrats responsables sont taxés à 14 % en France (c’était 2.8% en 2008), contre 0 % en Allemagne, 2,5 % en Italie et 0,15%Espagne.Cette pression fiscale réduit la capacité des assureurs à innover et alourdit la charge pour les assurés. Nous sommes conscients que dans la situation des finances publiques actuelles, une baisse de la fiscalité est difficilement entendable. Toutefois, il est impératif d’investir dans la santé.
En effet, le déficit de la Sécurité sociale reste préoccupant. Quelle place doivent, selon vous, occuper les assureurs dans la réflexion sur la soutenabilité de notre système de protection sociale ?
Pour arriver à retrouver le chemin de l’équilibre, il est important de s’inscrire dans une logique pluriannuelle, afin de bâtir collectivement une stratégie claire, portée politiquement, et partagée entre les acteurs. Il faut se fixer un macro objectif, par exemple l’amélioration de l’espérance de vie en bonne santé, et ce dès le plus jeune âge et ensuite décliner cet objectif avec des indicateurs simples, partagés collectivement et suivis objectivement dans une démarche d’évaluation.
Je le répète, les progrès futurs nécessitent des politiques structurelles : meilleure prévention, sobriété dans la consommation des soins, pertinence des soins avec le respect des recommandations de la HAS. Le reste à charge, bien calibré, peut aider à responsabiliser les usagers.
Quel rôle de l’entreprise dans tout ça ?
L’entreprise est un levier puissant en tant que territoire de santé et de prévention, avec l’appui des assureurs via les contrats collectifs, elle devient un acteur de santé à part entière. Elle permet de déployer des campagnes de prévention régulières et efficaces (ex. campagnes de vaccination, messages nutritionnels) et des dispositifs spécifiques, notamment les programmes d’aides aux aidants. C’est aussi un lieu d’observation privilégié des situations à risque : burn-out, addictions, isolement. Avec les bons outils, elle peut faire émerger des politiques de santé ciblées et personnalisées, au bénéfice de ses salariés.
Concernant la dépendance, une réflexion partagée entre France assureurs et la Mutualité française (FNMF) autour d’un dispositif de sur complémentaire dépendance, destiné à prendre en charge le « cinquième risque » a été initiée en 2019. Quel avancement pouvez-vous nous partager sur ce sujet ?
Aujourd’hui, on observe un grand désarroi des citoyens sur la perte d’autonomie qui s’accentue du fait du vieillissement structurel de la population. Certes, les contrats dépendance existent et sont plébiscités par 7 millions de Français. Toutefois, une solution doit être proposée pour les couches moyennes qui n’ont pas les moyens de les financer, ou de se constituer un patrimoine.
Notre proposition conjointe avec la FNMF, adoptée par le Comité consultatif du secteur financier (CCSF), part du principe que le risque dépendance est mutualisable sur l’ensemble de la population. Pour cela, nous souhaitons intégrer un volet dépendance dans les contrats santé, aujourd’hui détenus par 96% des Français. Cela représente une solution pragmatique et solidaire. Selon nos estimations, le surcoût de cotisation serait abordable (15–17 € par mois à partir de 45–50 ans, par exemple). Cette approche permettrait d’anticiper une problématique qui inquiète fortement les Français.
Malheureusement, ce projet peine encore à avancer. Certains craignent qu’il ne se transforme en charge pour les employeurs avec création d’une participation obligatoire. Pourtant, nous devons collectivement décider d’un modèle viable. Le régime d’indemnisation des catastrophes naturelles créé par le législateur en 1982 est un exemple inspirant : universel, obligatoire, il a su répondre à un besoin structurel. La dépendance mérite la même ambition.
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[1] Rapport DREES 2024 sur la situation financière des organismes complémentaires assurant une couverture santé
[2] La hausse des dépenses liées au transport sanitaire est de 7,7 points entre 2021 et 2022 pour atteindre 6 miliards d’euros (Source : Drees – Comptes de la santé)