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SANTÉ & PRÉVOYANCE

ÉTUDE

Santé mentale au travail : les leviers d'action des entreprises et organismes complémentaires

Le travail et son organisation comme facteurs clefs de la santé

L’OCDE le rappelle : le travail a un effet global positif sur la santé mentale. Les personnes privées d’emploi, et en France, plus spécifiquement les hommes, sont ainsi plus susceptibles de subir une dégradation de leur santé mentale[1].

Cependant, comme nous l’avons souligné précédemment, certaines conditions liées à l’activité professionnelle et à l’organisation au travail peuvent représenter des risques pour la santé mentale au travers des risques psycho-sociaux (RPS).

Ce lien entre RPS et santé mentale des travailleurs est bien documenté, notamment grâce à l’exploitation des enquêtes DARES Conditions de travail et RPS. Au-delà de l’association claire entre l’exposition à des facteurs de RPS et le déficit de bien-être psychologique, cette enquête a permis de mettre en lumière des liens plus fins entre facteurs organisationnels et santé mentale. Par exemple, les changements organisationnels induisent des risques pour la santé mentale qui sont mieux maîtrisés si le salarié est bien informé et participe aux décisions[2].

La crise sanitaire COVID aura par ailleurs convaincu les dirigeants les plus sceptiques quant à l’impact des conditions de travail sur le moral des équipes et leur santé mentale. Le télétravail brusquement imposé puis le retour sur site ont constitué un choc pour beaucoup. Du point de vue des collaborateurs, cela s’est traduit par un difficile équilibre entre temps personnel et professionnel, ainsi qu’une dégradation des relations sociales. Du point de vue des managers est apparue la difficulté de suivre l’activité mais également le moral des collaborateurs à distance : comment insuffler une dynamique d’équipe sans moments conviviaux informels ou réunions en présentiel ? Les conséquences sur la santé mentale des équipes perdurent : le constat du baromètre OpinionWay pour Empreinte humaine est édifiant : fin 2021 les burn-out avaient explosé et toucheraient plus de 2,5 M de salariés soit près de 3 fois plus qu’en mai 2020.

De nouvelles attentes ont aussi émergé du côté des salariés. Christophe Nguyen, psychologue du travail, cofondateur du cabinet en QVT et prévention des RPS Empreinte Humaine, note que les salariés sont plus exigeants face à leurs employeurs sur la possibilité de faire du télétravail mais également sur le sens de leur travail et sur l’importance accordée à leur santé mentale. Ces nouvelles préoccupations vont devenir un enjeu primordial de rétention des talents : 76% des salariés considèrent que leur employeur est responsable de leur santé mentale d’après le sondage Psychodon & Opinionway (avril 2021).

Quels leviers pour les entreprises selon leur stade de maturité ?

Toutes les entreprises ne démontrent toutefois pas le même stade de maturité vis-à-vis des problématiques de santé mentale.

Elodie Lévy, directrice prévention et promotion de la santé chez AESIO mutuelle, décrit ainsi trois étapes de prise en compte de ces problématiques chez les entreprises adhérentes : en premier lieu, une mise en conformité réglementaire qui se traduit par l’intégralité des RPS dans le document unique d’évaluation des risques professionnels ; ensuite, une démarche de réduction des facteurs d’expositions aux RPS et enfin, un souci du bien-être et de la santé mentale des collaborateurs. Les entreprises passent d’une démarche de réaction face à un événement traumatisant à une véritable démarche de prévention.

Les lignes d’écoutes psychologiques occupent la première place des solutions de santé mentale mises en place par les entreprises d’après le sondage Psychodon & Opinionway, mais des offres plus riches sont proposées par les OCAM.

AESIO mutuelle a ainsi développé une boîte à outil dédiée au télétravail. Cette boîte à outil digitale, développée suite à l’accompagnement des entreprises sur le terrain, propose des ressources sous des formats variés (vidéos, fiches thématiques, motion design...) et sur un large spectre de sujets : conseils nutritionnels, gestion du sommeil, conciliation des domaines de vie, sur-engagement et ressources dédiées aux managers.

Directrice Prévention et Promotion de la santé d'AESIO mutuelle, Élodie Lévy témoigne :

Le manager se doit d'être à l'écoute de ses collaborateurs, mais le télétravail et cette nouvelle organisation du travail mettent beaucoup de pression sur les épaules des managers. Ce rôle d'accompagnement des équipes est rendu plus difficile.

Une campagne SMS ciblant 285 000 adhérents a mené à 8 000 connexions lors du lancement de la boîte à outil d’AESIO mutuelle. Ce dispositif vient compléter une offre de formations et ateliers dédiés à des thématiques liées au bien-être. La santé mentale est approchée sous l’angle de la gestion du stress avec des ateliers de sophrologie, ou de méditation par exemple. Ces ateliers représentent également un espace d’expression entre collaborateurs pour libérer la parole.

D’autres acteurs s’appuient sur des partenariats avec des start-ups proposant des services digitaux allant du self-care à la téléconsultation. C’est le cas du courtier APRIL Entreprise ayant conclu un partenariat avec Teale à destination de ses entreprises clientes. Loïc Marie, Directeur général d’APRIL Entreprise, qui a également déployé la solution en interne, estime qu’elle répond aux attentes des salariés en la matière et permet de toucher un public plus large que ce qui pouvait être le cas avec les dispositifs préexistants. Au global, Teale peut se targuer d’un fort taux d’engagement : 40% des salariés cibles ont a minima complété l’auto-questionnaire. Cette solution"self-care" permettant également la téléconsultation vient compléter l’offre HealthCare@Work d’APRIL Entreprise qui comprend le dispositif de soutien administratif et d’assistance For Me by April , ou encore les maisons Halppy Care qui prodiguent un accompagnement pluridisciplinaire pour les salariés et leur famille en situation de souffrance psychologique afin de proposer un véritable continuum de protection de la santé mentale.

Le taux d’engagement de ces solutions est un indicateur critique qui permet de vérifier que la population ciblée a effectivement été touchée. Cependant, cet engagement initial ne garantit pas l’utilisation au long cours. On constate un désengagement rapide de la plupart des utilisateurs d’applications de self-care et psychiatrie digitale destinées au grand public[3]. Largement communiquer sur ces solutions fait donc partie intégrante du plan d’action de prévention. Dans le cas de solutions proposant des auto-évaluations, il est primordial de mettre en avant le caractère confidentiel de la collecte de donnée et son intérêt pour accéder à d’autres fonctionnalités comme la téléconsultation ou l’organisation de formations collectives sur une thématique particulière.

Pourtant, pour Christophe Nguyen du cabinet Empreinte humaine les solutions uniquement centrées sur l’individu (ateliers bien-être, ligne téléphoniques, self-care) ne peuvent suffire à répondre aux attentes des salariés et à améliorer dans le long terme la santé mentale si elles ne sont pas accompagnées d’une approche stratégique du sujet, un ancrage dans la culture managériale ainsi que des principes d’action de l’entreprise. Ces changements doivent garantir la sécurité psychologique, notion qui renvoieà la possibilité pour les membres d’une équipe d’exprimer leurs idées, leurs préoccupations et leurs erreurs sans crainte d’effets négatifs. La sécurité psychologique mène à plus d’efficacité au sein des équipes car elles peuvent davantage apprendre des erreurs passées[4].

L’exemple de la police le souligne : le tabou dans le tabou recouvrant la santé mentale en entreprise reste très lié au rôle de la culture managériale (ou son absence). Ce n’est pas un hasard si les actions de prévention de la santé rejoignent parfois les actions des ressources humaines visant l’engagement et la qualité de vie au travail (QVT). La solution Wittyfit, par exemple, réalisée en collaboration avec le CHU de Clermont Ferrand, permet la captation du ressenti des individus et d’obtenir un profil agrégé d’une équipe sur les facteurs de RPS notamment. Les managers orientent ensuite leurs actions grâce à ce diagnostic. Par ailleurs, les collaborateurs disposent d’une boîte à idées pour proposer des adaptations de l’organisation (par exemple de nouvelles modalités de feedback) qui peuvent ensuite être expérimentées et évaluées via la plateforme. Wittyfit cherche désormais à corréler les KPI RH aux KPI socio-économiques tels que l’absentéisme et le turn-over. L’objectif est de développer un algorithme permettant une approche prédictive entre le niveau d’exposition aux RPS et ces KPI, avec des premiers résultats prometteurs chez des clients pilotes.

Les défis à relever pour les organismes complémentaires

La clef du succès d’une politique de prévention en santé mentale au travail est son appropriation par les acteurs à tous les niveaux : dirigeants, management, équipes, partenaires sociaux. Les organismes d’assurance santé et prévoyance, qu’il s’agisse de mutuelles, d’institutions de prévoyance ou d’assureurs, doivent trouver leur place (via la construction de partenariats) au milieu d’autres acteurs présents sur ce segment : la médecine du travail ou encore les acteurs du secteur QVT / RH.

Leur juste place reste difficile à définir notamment dès lors qu’il peut être question de culture managériale et organisationnelle, sujets sur lesquels ils peuvent être jugés peu légitimes. En particulier, les sujets touchant à l’identité de l’entreprise ou même à la responsabilité des dirigeants peuvent être particulièrement sensibles.

Tout l’enjeu est donc de trouver la bonne "porte d’entrée" pour approcher ces questions auprès des entreprises adhérentes.

Une première piste réside dans une approche par "opportunité" : un événement ponctuel (une réorganisation, un événement tragique) peut représenter une opportunité de mettre en place un baromètre et un programme de prévention. Ainsi, le télétravail contraint a permis de traiter des problématiques plus larges comme l’équilibre des temps de vie.

Une deuxième piste pourrait être qualifiée d’approche par "capillarité" : dans certaines entreprises, la mise en place de solutions de prévention de type self-care et orientés sur les facteurs individuels peut permettre une véritable prise de conscience de l’importance de la santé mentale et mener à des actions structurelles pour limiter l’exposition aux facteurs de RPS (en faisant évoluer les pratiques managériales par exemple). Les diagnostics globaux permis par les remontées agrégées des auto-questionnaires des applications digitales de santé mentale, ou encore les échanges lors d’ateliers de gestion du stress représentent autant d’opportunités pour accélérer la maturation des entreprises sur les problématiques de santé mentale.

Enfin, une dernière piste consiste à adopter une approche par "rentabilité" pour formaliser les retours sur investissement (ROI). Dans sa version la plus simplifiée, cette approche consiste à chiffrer les coûts des problématiques en santé mentale non traitées rapportées à la taille de l’entreprise : primes santé et prévoyance, perte de productivité liée à l’absentéisme, coût du turn-over. L’entreprise belge P4Care qui propose une offre de chèques "bien-être" aux entreprises applique cette stratégie. Elle met à disposition un simulateur de coût annuel moyen[5] lié à la santé mentale des salariés se basant sur la taille de l’entreprise et son secteur d’activité en identifiant sa composante minimale compressible sur laquelle P4Care se propose d’agir. Pour certains de ces clients, APRIL Entreprise adopte aussi une approche de calcul de ROI, fondée sur les véritables KPI de l’entreprise avec un chiffrage des coûts induits par les éventuels arrêts de travail (ex : remplacement, formation, retards de production, etc.) et les équilibres des risques des contrats d’assurance commercialisés. Cela permet de sensibiliser les comités de direction d’entreprise au fait que rentabilité et bien-être des salariés ne s’opposent pas mais vont au contraire de pair, la performance étant durable si la santé des personnes est prise en compte. Cependant, étant donné le caractère récent de ces projets, des ROI robustes ne sont pas encore disponibles.

Directeur général d'APRIL Entreprise, Loïc Marie témoigne :

Aujourd'hui, pour les dirigeants, il demeure une dichotomie entre objectif de rentabilité financière de l'entreprise et volonté que les collaborateurs (et au final l'entreprise) se portent bien. Même si le sujet de la santé mentale gagne en visibilité auprès des dirigeants, la mise en place d'une véritable démarche de prévention reste très complexe.

Le modèle économique des services de prévention en santé mentale constitue également un défi à relever.

  • Une partie des acteurs inclut des services de base de prévention en santé mentale (par ex. : diagnostic, accès à une application de santé mentale, accès à un nombre limité de téléconsultation...) dans leur offre globale, ces services étant alors financés par les cotisations.
  • Des accompagnements plus poussés ou "sur-mesure" peuvent être ajoutés avec une participation financière de l’entreprise. Cette participation financière permet en outre de renforcer l’investissement de l’entreprise dans la démarche de prévention. Ces services complémentaires peuvent également être délégués à des partenaires qui eux-mêmes factureront leurs services.
  • Enfin, une partie des actions peut être financée par les fonds d’action sociale ou encore par des fonds dédiés au "degré élevé de solidarité" pour les organismes recommandés au niveau d’une branche professionnelle[6].

Le modèle économique de la prévention en santé mentale est à replacer dans le cadre plus large du modèle économique de la prévention pour les organismes complémentaires qui reste un véritable défi[7]. Le financement des dispositifs de prévention doit se faire naturellement par une baisse de la sinistralité attendue en santé mais surtout en prévoyance.

Les investissements et les coûts évités (par le porteur de risque mais également par l’entreprise) sont ainsi à mettre en balance.

Cette mise en balance pose la question de l’efficacité des actions mises en place. La mesure d’efficacité nécessite dans l’idéal une étude longitudinale qui n’est souvent pas encore possible pour les assureurs français. Quelques recettes permettent cependant de déployer des dispositifs a priori plus efficaces : cibler des solutions qui ont fait leurs preuves scientifiquement et qui seront largement utilisées. S’agissant du premier point, s’appuyer sur un comité scientifique permettra non seulement de cibler les contenus les plus pertinents mais également de mettre en place des évaluations probantes. Concernant l’utilisation des outils, une démarche itérative et agile est à privilégier afin d’ajuster le dispositif et la communication qui en est faite. Une seconde version plus ergonomique de la plateforme "Écoute Étudiants" a ainsi été mise en ligne après une étude les freins à l’usage par la cible (les étudiants franciliens) constatés sur la première version.

On peut également s’inspirer des ROI élaborés dans d’autres pays. Sur la base des indicateurs de 10 entreprises québécoises, le cabinet Deloitte estime que le taux de rendement des programmes de prévention en santé mentale devient positif à partir de 3 ans. Les programmes de sensibilisation des dirigeants ainsi que d’accompagnement au retour au travail après un arrêt paraissent les plus intéressants.

Les clefs d'une démarche réussie

Finalement, quels facteurs clefs de réussite de démarche de proposition d’offre de prévention en santé mentale peut-on retenir ?

Comme préalable, un état des lieux sur la population cible (au niveau d’une entreprise, d’une branche, d’une catégorie professionnelle...) est à réaliser. Celui-ci s’intéressera aux problématiques de santé mentale prédominantes, aux facteurs de RPS mais également au degré de maturité des organisations concernées (ce sujet est-il encore tabou pour les dirigeants ?) et aux impacts financiers et organisationnels.

Dans un deuxième temps, la conception des solutions à déployer devra prendre en considération à la fois les risques spécifiques à cibler et les caractéristiques des populations pour en adapter et le contenu et les modalités. A ce stade, la co-construction avec les bénéficiaires finaux est un facteur clef de réussite.

Une approche itérative (intégrant par exemple un déploiement en plusieurs temps) est à privilégier en intégrant dans le choix des solutions une mesure de leur utilisation et de leur efficacité ainsi que la possibilité de les ajuster afin qu’ils répondent véritablement aux besoins qui pourraient par ailleurs se préciser.

Ensuite, la mise en place d’une véritable démarche de prévention en santé mentale constitue en soi un projet de transformation. A ce titre, l’accompagnement au changement dans l’entreprise pour mettre en mouvement les acteurs est clef. Les dirigeants et le management sont à cibler plus particulièrement, leur adhésion au projet étant primordiale pour instaurer une culture d’entreprise propice.

Enfin, la prévention en santé mentale est à inscrire dans le cadre plus large de la prévention en santé dans une démarche holistique.

[1] Blasco, 2016. Chômage et santé mentale en France.

[2] DREES, 2017. Insécurité du travail, changements organisationnels et risque dépressif.

[3] Torous et al,. 2021. The growing field of digital psychiatry: current evidence and the future of apps, social media, chatbots, and virtual reality.

[4] Edmonson, 1999. Psychological Safety and Learning Behavior in Work Teams.

[5] https://www.p4.care/ressources/calcul-du-cout-de-la-sante-mental-pour-mon-entreprise

[6] Les organismes assureurs doivent affecter au moins 2 % du montant des primes ou cotisations au financement de prestations "à caractère non directement contributif" lorsqu’ils sont recommandés par les partenaires sociaux d’une branche professionnelle.

[7] 16 octobre 2015 – Argus de l’Assurance « A la recherche d’un modèle économique pour la prévention ».

Pour aller plus loin :

Crédit photo : Bethany Legg sur Unsplash

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